Une musique au détour d'un générique, un arrêt sur image couleur sépia, les gamins voleurs, les vendeurs de journaux, le bobby qui veille, et le profil aigu de Sherlock Holmes, scrutant Baker Street....
Instant magique : un épisode de la Granada commence.
En dix années de travail, et en quarante et un épisodes, l'équipe toute entière, mais surtout, au centre du jeu, dans la lumière, les deux Watson, David Burke et Edward Hardwicke, et le seul Sherlock Holmes, Jeremy Brett, nous ont emportés dans l'univers si spécial, unique, des nouvelles et romans de Sir Arthur Conan Doyle.
Tantôt très fidèles au Canon -Mr. Brett se promenait avec son exemplaire annoté et tentait de faire conserver les dialogues originaux- tantôt d'adaptation plus libre, ces films, d'une grande qualité esthétique, nous catapultent dans le Londres des années victoriennes avec une minutie et une justesse de ton époustouflantes.
Tout y est parfait, du moindre décor d'arrière plan au moindre costume de figurant. Tout est là de la magie romanesque des récits du Dr. Watson : la pluie, les cabs aux sombres cochers, l'atmosphère de Covent Garden, les cris des marchands, les lambeaux de brouillard, puis les quais, la Tamise glauque, les fumeries d'opium, les mendiants des bas-fonds ; et, ailleurs, dans ce monde parallèle qu'est la grande bourgeoisie et l'aristocratie victorienne, le charme inquiétant d'un vieux manoir sur la lande, la reposante beauté d'un jardin anglais où les bancs se couvrent d'étranges graffiti, le romantisme d'un pont où la mort a frappé. Souvent, devant le 221b s'arrêtent des fiacres aux armoiries bien trop prestigieuses pour pouvoir, seulement, être évoquées...
Toute cette atmosphère, toutes ces images, nous ramènent, finalement, dans le salon du 221b, où tant de lettres et télégrammes - qui présentent, Holmes dixit, l'attrait de la diversité - sont passés sur le plateau d'argent de Mrs. Hudson, où tant de clients, aristocrate célibataire ou charmante cycliste, sont venus quêter un ultime espoir. Ce salon, à la fois douillet et mystérieux de la seule présence du Maître et des énigmes qu'il y attire, du danger qui y rôde, ce salon que Jeremy Brett avait finit par appeler "chez nous" ; là où tout commence, là où tout finit.

Tout est précieux et précieusement filmé. La caméra tourne, enveloppe les acteurs, crée des plans surprenants, reflets de miroirs, détail d'un costume, d'une main, d'un regard. Mais le plus grand des raffinements reste celui de l'Acteur : Brett est Holmes, sans conteste, cette redingote noire, cette allure de dandy froid, ce cynisme fragile, cette pudeur holmésienne, que seuls le geste et parfois le regard dévoilent, il a su tout reprendre des manies du Maître - la pipe en terre alterne avec celle de merisier, les cigarettes sont réservées à la discussion, le tabac est dans la babouche. Et puis, il y a ce désordre des papiers accumulés, dans lequel il plonge, ravis, éparpillant avec une joie enfantine ou une exaspération entêtée, dossiers et manuscrits ; et, dans un tiroir, à côté de la photographie d'Irène Adler, la seringue hypodermique, entrevue, omniprésente, est comme l'évocation d'un ailleurs.

L'image de notre imaginaire, matérialisée par les dessins Sidney Paget, peut, enfin, prendre vie : Holmes, les genoux repliés sous le menton, fume, les yeux dans le vague, Brett a posé sa main blanche sur le dossier du sofa. Sous le masque parfait le sourire affleure ; soudain, le regard se concentre, prend cette acuité particulière, aiguë et pénétrante, reflétant la jouissance subtile de la piste à suivre, du fil à démêler, Brett a les yeux de Holmes et bondit du sofa. Alors, nous respirons avec lui la volupté du mystère, et, suivant son pas alerte nous entrons dans le drame.

Dans ces moments-là, Watson est toujours présent, prêt à suivre son ami dans n'importe laquelle de ses périlleuses aventures. Tantôt vif et un peu moqueur (David Burke), tantôt plus posé et plus attentif (Edward Hardwicke), il seconde efficacement le détective, dans l'action comme dans la réflexion, sortant enfin de ce rôle de niais, d'indécrottable crétin, que lui attribut la légende populaire, et que le cinéma américain a tant contribué à créer. Sherlock Holmes ne peut avoir qu'un compagnon de valeur ; les Watson de la Granada sont de vrais gentle men et surtout des amis sincères et complices.
Cette symbiose a pu faire passer à l'écran toute cette force vive, cet humour pétillant qui côtoie souvent le tragique dans les aventures de Sherlock Holmes. Cette rapidité de mouvements dans les plans filmés, accentuée par la grande vivacité de Brett, épouse parfaitement le rythme du procédé littéraire de la nouvelle. Et, captivés, nous suivons avec délice, l'exaltation engendrée par l'énigme, à laquelle succède, quand tout est résolu, la voluptueuse paresse des soirées du 221b ; le brouillard jaune contre les fenêtres, une atmosphère enfumée, une longue robe de chambre grise, un air de violon...Ainsi naissent et vivent sous nos yeux, les héros de papiers.

Dans sa préface au livre de Peter Haining, "The Television Sherlock Holmes", Jeremy Brett écrivit, en pensant à tout ce temps de travail avec les équipes de la Granada, et au résultat obtenu : " To everyone who has worked on our films of Sir Arthur Conan Doyle's stories in the past decade, only one word can express how I feel.... Bravo !"*. Nous aussi Mr. Brett, "we feel bravo"....et même beaucoup plus que cela.....

Camille Julien GAUTRON, janvier 1996. Copyright©gautron1996.


*"Pour tous ceux qui ont travaillé sur nos films des histoires de Sir Arthur Conan Doyle, un seul mot peut exprimer ce que je ressens...Bravo !"